Les vins de la vallée du Rhône : des grands crus antiques aux premières AOC
Le premier vin authentiquement gaulois a-t-il été un côte du Rhône, peut-être même un Hermitage ou une Côte-Rôtie ? Cela est très possible. Ce qui est certain, c’est que le vin produit sur le territoire de Vienne autour de l’an 0 jouissait d’une réputation sans égale.
L’allobrogicum, premier grand cru gaulois ?
Le premier vin authentiquement gaulois a-t-il été un côte du rhône, peut-être même un Hermitage ou une Côte-Rôtie ? Très possible, même si du côté de Gaillac on a aussi quelques solides arguments à faire valoir. Ce qui est certain, en revanche, c’est que le vin produit sur le territoire de Vienne, autour de l’an 0, jouissait d’une réputation sans égale. « Vienne la Vineuse » comme la surnommait le poète Martial était une cité peuplée de gaulois allobroges qui, en échange de services rendus à Rome, bénéficiaient d’un statut privilégié (le droit latin) et étaient autorisés, à ce titre, à planter de la vigne. La ville et ses vignerons ont rapidement su tirer parti de leur position idéale dans la vallée du Rhône, principale route commerciale reliant le Sud et le Nord de l’Europe. Dès la fin du I er siècle av JC, un vignoble est créé, peut-être par l’adaptation d’une vigne sauvage, l’allobrogica, capable de mûrir sous des climats plus frais, repoussant plus au Nord les limites de la viticulture que l’on pensait exclusivement méditerranéenne. Les Anciens ont loué les vertus du vin local, l’allobrogicum, dont le célèbre picatum, « plus froid que les autres » (vif ?), au « goût naturel de poix [1] » vendu jusqu’à Rome. Celte, Martial, Pline l’Ancien, Columelle, tous évoquent la réputation de l’allobrogicum mais aucun n’a laissé de témoignage sur la localisation précise des vignobles. Pour Roger Dion « il n’est pas concevable que ces maîtres viticulteurs aient laissé inemployées les heureuses dispositions naturelles des sites de l’Hermitage et Côte-Rôtie ». Très anciennement occupés, ces sites faisaient partie du territoire des allobroges mais celui-ci incluait aussi les coteaux de la rive gauche, ceux de la rive viennoise, qui donnaient encore au XIX ème siècle les vins très estimés de Seyssuel, ressuscités en 1996 par trois vignerons bien connus du nord de la vallée du Rhône [2].
Le long isolement
Dans la vallée du Rhône, Vienne ne fût pas seule à découvrir les joies du vin et de son commerce lucratif dans l’Antiquité. L’archéologie a mis au jour de nombreux autres sites viticoles dans le Haut-Comtat, le Beaucairois ou le Tricastin par exemple, intégrés dans le vaste mouvement d’échanges entre la Méditerranée et les régions du Nord. Mais cette vallée stratégique allait aussi être la grande perdante de la dislocation de l’Empire Romain. A partir du V ème siècle, le commerce se détourne progressivement d’un monde méditerranéen en déclin, pour se redéployer plus tard au Nord. Comme ailleurs en France, les vignobles se rétractent autour des établissements religieux mais alors que de grands vignobles commerciaux renaissent à partir du XII ème siècle en Ile-de-France, en Bourgogne ou dans le Bordelais, la vallée du Rhône reste à l’écart du renouveau. Les grands foyers de consommation sont l’Angleterre, la Flandre, les villes du Nord dont Paris, toutes très éloignées. Inaccessibles par la Méditerranée (il faudrait passer par Gibraltar), ces marchés le sont aussi par le Nord : la Bourgogne fait obstacle aux vins concurrents « d’en bas », tout comme Lyon qui, loin d’être un exutoire pour les vins de la vallée, privilégie sa propre production (coteaux lyonnais) puis plus tard celle du Beaujolais voisin. Rejoindre l’Atlantique par Bordeaux n’avait pas plus de sens : depuis le XIII ème siècle, les bourgeois girondins veillent là aussi à bloquer l’accès au port de tous les vins d’amont.
Pendant des siècles, le vignoble du Rhône vit donc en autarcie, alimentant un marché local ou un commerce régional dont la demande oscille en fonction des péripéties historiques. Au XIV ème siècle, les Papes s’installent en Avignon : la vigne gagne du terrain dans les campagnes situées entre Pont-Saint-Esprit et Beaucaire. La cour consomme d’abord des vins locaux dont ceux issus des vignobles créés par les Papes eux-mêmes à Sorgues et Châteauneuf, promis à un bel avenir. Les papes quittent la cité en 1418 mais garderont longtemps le souvenir des vins locaux.
L’appel de Paris
La lourdeur des taxes et des frais de transport laissent donc peu de chances aux vins du Rhône pour contester la suprématie bourguignonne, champenoise ou bordelaise. Seuls des vins de prestige, vendus plus chers, peuvent intéresser une clientèle fortunée et éloignée, parisienne ou étrangère. Or ces vins existent dans le Nord de la vallée, héritiers des grands vins allobroges, redécouverts à partir du XVII ème siècle : en 1668, le voyageur anglais Martin Lister avait goûté à Paris des vins blancs de Condrieu, un Coste Brulée (Côte-Rôtie) du Dauphiné, « de très bon goût », ainsi qu’un Hermitage rouge. A la même époque Boileau, dans le Repas Ridicule, évoque les vins de l’Hermitage, le médecin Guy Patin, ceux de Condrieu et Louis XIV offre à son homologue britannique quelques « très bons vins » dont des Hermitage. Au XVIII ème siècle, les Côte-Rôtie figurent en bonne place dans les caves du duc d’Orléans et du duc de Penthièvre. Cette première percée des vins haut de gamme a été facilitée par l’ouverture d’une nouvelle route commerciale vers Paris permettant d’échapper aux péages lyonnais et bourguignons : depuis Condrieu, elle traverse le Massif Central pour rejoindre la Loire à Saint-Rambert, navigable à partir de 1725. Un marchand de vin « pour la provision de Paris » s’installe à Condrieu en 1743. Dans le même temps, un autre accès s’ouvre vers l’Angleterre par Bordeaux grâce au Canal du Midi : le Sieur Mure est le premier à emprunter cette voie dans les années 1700 avec ses vins de l’Hermitage.
Les vignobles du Sud de la vallée ne sont pas en reste. Aux côtés des vins de Chateauneuf, exportés à Rome dès le XV ème siècle, puis en Angleterre et aux Etats-Unis au XVIII ème siècle, quelques autres communes font preuve d’une nouvelle ambition. Ainsi, Laudun, bien aimé des papes, Chusclan et Codolet se signalent-elles auprès de Louis XIII qui traverse la région en 1629. Le même village de Chusclan élabore dès 1666 un texte visant à sauvegarder la réputation de ses vins. En 1737, huit communes de la viguerie d’Uzès, toutes situées sur la rive droite du fleuve, obtiennent du roi un arrêt très détaillé défendant les vins de « la Côte du Rhône » : délimitation du vignoble, apposition de la marque C de R, registre d’entrée et sortie des vins, authenticité du millésime, contenance des récipients…Ces premiers côtes du rhône, décrits par l’Inspecteur des Vins et Eaux-de-Vie du Languedoc en 1752 comme « les plus recherchés et les plus chers » de la région atteignent Paris, l’Angleterre et la Hollande à la même époque.
Le triomphe de l’Hermitage au XIX ème siècle
L’édit de 1776 instituant la libre circulation des vins dans le Royaume, puis le développement du chemin de fer au siècle suivant, permettent à la région d’accéder enfin largement aux marchés urbains, en plein essor. Dans le Nord de la vallée, la syrah, mentionnée pour la première fois au XVIII ème siècle, est le principal et parfois l’unique cépage rouge cultivé. En blanc, l’essentiel des vins provient déjà du viognier (Condrieu) ou d’un assemblage de marsanne et roussanne (St-Péray, Hermitage). L’ascension des crus entamée précédemment se confirme, à commencer par le coteau de l’Hermitage. Vignoble « le plus célèbre des bords du Rhône [3] », dont « les vins sont aussi estimés que les premiers crus du Bordelais et de la haute Bourgogne [4]», ses parcelles (ou « mas ») sont identifiées et hiérarchisées, les meilleures (Bessas, Méal, Greffieux…) faisant office de grands crus. Les vins bénéficient de tous les soins : raisins vendangés «parfaitement mûrs », égrappage, longue macération, élevage en « tonneaux neufs, de bois de chêne » puis « mise en bouteille à l’âge de quatre ans [5]». Ils se conservent « plus de vingt ans sans altération [6]», bien plus selon M.A Puvis, qui dit avoir goûté un Hermitage centenaire ayant « conservé toute sa qualité », lors de sa tournée des caves en 1848. La voie commerciale bordelaise ouverte par le Sieur Mure au siècle précédent a une singulière conséquence : l’essentiel des vins rouges de l’Hermitage est capté par le négoce bordelais qui s’en sert pour renforcer ses propres vins. Les grands crus bordelais du XIX ème siècle sont ainsi régulièrement « hermitagés », à tel point que le Château Lafite plante de la syrah sur son vignoble de Pauillac. Outre ses rouges, le plus célèbre des coteaux rhodaniens produit aussi des blancs secs « de réputation universelle [7] », ainsi qu’un ermitage-paille, « véritable sirop 3», « réservé aux tables les plus opulentes…et fort apprécié en Pologne et en Russie 4 » dont une poignée de producteurs actuels entretient le souvenir [8]. Les autres crus de la région, tous issus de la syrah, ne sont pas en reste : les meilleurs vins de la Côte-Rôtie, provenant de parcelles déjà bien connues (Brune, Blonde, La Turque…), valent les grands bourgognes, devant ceux du coteau de Saint-Joseph (6 hectares seulement à l’époque), de Cornas qui produit un vin « corsé » (Rendu) ou de Crozes dont les vins « ne diffèrent de ceux de l’Hermitage qu’en ce qu’ils ont moins de finesse et de moelle 2 ». Saint-Peray, rebaptisé Peray-Vinblanc à la Révolution, s’est spécialisée dans les vins blancs tranquilles et effervescents et les Condrieu, moelleux à l’époque, s’arrachent à prix d’or.
L’exemple de Châteauneuf
Outre son succès, le Nord de la vallée acquiert ainsi pendant le siècle un visage très actuel qu’il recouvrera après le phylloxéra et les crises du XX ème siècle. Au Sud, le vignoble profite plus lentement de l’ouverture du marché. En raison de l’absence de tradition commerciale locale, les négociants bourguignons descendent le Rhône pour s’approvisionner en vins rouges colorés capables de relever leurs petits millésimes. Jusqu’à la création des AOC, le Sud restera un vignoble à deux vitesses : une production peu valorisée par le négoce extérieur et une poignée de crus qui a émergé au siècle précédent. Parmi eux, on retrouve certaines communes qui formaient « la Côte du Rhône » de 1737, dont Tavel, Lirac et Chusclan. Sur la rive gauche du Rhône, Beaume se fait connaître grâce à ses muscats « forts agréables 5» et c’est surtout Châteauneuf-du-Pape qui pose les bases de sa future renommée. Quelques familles aristocratiques font connaître les vins de leurs propriétés qui se nomment La Nerthe, Vaudieu, Fortia ou Condorcet, tous vendus sous leur nom de cru. Aux côtés des cépages traditionnels (picpoule, clairette, picardan, terret noir..), le grenache, venu d’Espagne « il n’y a guère plus de soixante ans [9]» (donc à la fin du XVIII ème siècle) fait une percée remarquée, apprécié pour sa « liqueur et sa finesse 3». La syrah, inconnue dans le Sud, fait ses premiers pas au domaine de Condorcet dans les années 1840, « avec un plein succès ». Après le succès viendra le temps des épreuves : déjà miné par le phylloxéra, Châteauneuf peine à lutter contre la fraude qui ruine la réputation de ses vins au début du XX ème siècle. Au Château Fortia, le Baron Pierre Le Roy de Boiseaumarie, juriste et vigneron, créé en réaction le premier syndicat viticole en 1919. Châteauneuf se dote d’une réglementation révolutionnaire qui donnera naissance 20 ans plus tard aux premières AOC de France.
[1] Pline l’Ancien
[2] Villard, Cuilleron, Gaillard (Vins de Vienne)
[3] M. A Puvis, De la Culture de la Vigne, et de la Fabrication du Vin, 1848
[4] A. Jullien, Topographie de tous les vignobles connus, 1866
[5] V. Rendu, Ampélographie Française,
[6] J. Guyot, Etude des Vignobles de France, 1868
[7] M. Cavoleau, Œnologie Française, 1827
[8] Chapoutier, Cave de Tain
[9] Comte Odart, Ampélographie ou Traité des Cépages les plus estimés, 1845
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