Domaine de Trévallon, vitrail des Alpilles
Eloi Dürrbach vient de nous quitter… J’ai choisi de rendre hommage à ce grand vigneron en republiant cet article, celui que m’a inspiré la visite que j’avais rendu à son Domaine il y a deux ans. Il l’avait sculpté dans le magnifique paysage des Alpilles et fait de ses fruits autant d’œuvres vivantes…
Entre Provence et Camargue, sur le versant nord du massif des Alpilles, le Domaine de Trévallon occupe vallons et terrasses non loin du village de Saint-Etienne-du-Grès. Il doit sa fondation à un vigneron hors pair et résolu, Eloi Dürrbach, qui en fit un temps le fleuron de l’AOC Les Baux avant de s’en faire exclure pour ne s’être pas conformé au cahier des charges de l’appellation. Ce surprenant paradoxe le doit à un usage important d’un cépage qui a pourtant fait la grandeur enviée de ses vins, le cabernet sauvignon. Œuvrant alors en cavalier seul, sous le modeste label Vin de Pays, devenu depuis IGP Alpilles, notre vigneron a persisté dans sa voie et continue de signer des rouges figurant parmi les expressions les plus remarquables du sud de la France et dont la notoriété a largement dépassé ses frontières.
Précurseur et visionnaire
Entre autres mérites, Eloi Dürrbach a mis à jour un terroir insoupçonnable, jamais exploité en vigne jusque-là, bien que délimité dans l’aire viticole des Baux. Il a ainsi révélé le grand potentiel de ses calcaires d’une manière si éloquente qu’elle a rejailli incidemment sur l’entière appellation. Il a également été visionnaire en s’impliquant, dès les années 70, dans une viticulture exempte de toute chimie de synthèse. Par surcroît, engagé de la première heure dans la notion de terroir, il lui a donné tout son sens en ne recourant pas aux artifices de vinification et d’élevage. Par ailleurs, l’adoption d’un style où ambition rime avec équilibre et harmonie a été comme prémonitoire de la quête de justesse préoccupant actuellement le monde du vin, après les années d’errance qui n’ont pas épargné ses meilleures références, lorsque le prestige d’un cru se jaugeait également à sa démesure.
Racines
Acquise en 1955 par son père, le peintre et sculpteur René Dürrbach, le mas de Trévallon représentait alors une propriété couverte de garrigue et de pinède, et sans l’ombre d’une culture. En 1973, son fils Eloi en hérite, et bien qu’autodidacte en la matière, décide d’y planter de la vigne, un projet téméraire étant donné la nature caillouteuse et rocailleuse de l’endroit. Il le fait pourtant avec détermination, usant au besoin de la manière forte pour rendre les sols meubles. Dynamite et ripper ont dû ainsi être utilisés pour enraciner une première plantation sur 3 ha, qui donnera naissance en 1976 au rouge inaugural, sous la dénomination VDQS Coteaux des Baux de Provence.
Cadre
L’implantation du domaine, au cœur d’un paysage à l’écart des autres vignobles des Baux, lui procure une riche biodiversité. Cultivées en agriculture biologique, ses vignes en tirent le meilleur profit et en dispensent un fruit sous l’influence de sols où la dimension calcaire prédomine largement. Le légendaire mistral, soufflant au plus fort dans la toute proche vallée du Rhône, influe énergiquement sur le climat ambiant en atténuant les températures. Il façonne incidemment le caractère des vins et contribue à modérer leur propension à la générosité, immanquable à la latitude de la Provence. L’exposition nord du cadre des vignes joue dans le même sens, tout comme la réserve hydrique de leur support, assurée en profondeur par sa nature calcaire.
Inspiration
Pour constituer son vignoble, Eloi Dürrbach, va s’inspirer de l’œuvre d’un homme ambitieux et novateur en osant le (presque) tout cabernet sauvignon en Provence. Il s’agit de Georget Brunet, transfuge de Bordeaux où il possédait Château La Lagune, un grand cru classé en Haut-Médoc. Il s’installe donc au nord-est d’Aix-en-Provence en 1960 et créé Château Vignelaure qui deviendra un domaine-phare de la région avec un encépagement atypique puisque largement dominé par ce cépage aquitain. Sur ses traces, notre vigneron choisit d’en planter dans l’idée de faire un vin de garde, à partir d’une sélection massaleopérée parmi les vignes de celui qui fut aussi un ami.
Par ailleurs, afin d’ancrer son rouge dans une typologie plus régionale, il opte de manière raisonnée pour la syrah, la variété la mieux adaptée à un terroir exposé au nord. Là, elle mûrit lentement et s’approche de l’équilibre qu’elle acquiert dans son berceau rhodanien. Sur un même principe d’exigence, les plants de syrah proviennent d’une source de choix, Château Fonsalette, une propriété mythique des Côtes du Rhône. Ainsi, le rouge du Domaine de Trévallon est composé à parité de ces deux cépages, un assemblage qui le démarquera dans le concert des rouges provençaux pour le meilleur et pour le pire.
Dissidence
En 1995, lorsque le secteur des Baux-de-Provence obtient sa propre AOC et se sépare des Coteaux d’Aix-en-Provence, le Domaine de Trévallon se trouve sur la sellette à cause d’un encépagement en cabernet sauvignon excédant la part de superficie autorisée (20 %). En effet, avec la moitié des surfaces plantées de ce cépage, il dérogeait nettement à une règle née de l’esprit de législateurs estimant son usage préjudiciable à l’identité du terroir des Baux. Et même si notre vigneron obtient un délai trentenaire pour se conformer au décret d’AOC, il refuse de se soumettre à une exigence qui remettrait en cause toute son œuvre, et voit alors son vin relégué dans la catégorie des Vin de Pays.
Ce déclassement aura un retentissement tel qu’il trouvera un écho dans un grand quotidien national. Il faut dire que le domaine avait déjà gagné une réputation à l’échelle internationale. L’épisode du déclassement n’aura pas d’incidence majeure sur l’image du domaine ni sur sa commercialisation, tandis que ses aficionados n’apprécieront que davantage ce petit goût d’interdit. Et même s’il confie en avoir été affecté, Eloi Dürrbach ne baisse pas les bras et persistera à œuvrer librement.
« Chai d’œuvre »
A partir de 2013, les vins sont élaborés dans une nouvelle cave, fruit d’un projet pas comme les autres, sans esprit monumental et intégrant des considérations écologiques et vernaculaires. Œuvre d’un tandem d’architectes locaux, Hugues et Jean Bosc, l’édifice s’inscrit dans la continuité des bâtiments existants et se distingue par une construction élégante en pisé – une terre crue – suivant un mode traditionnel aux maisons paysannes des Alpilles. L’ensemble conserve ainsi l’esthétique et les vertus des ouvrages agricoles, comme un mode d’isolation naturel, résultant d’un matériau adéquat et d’ouvertures extérieures mesurées. Ici, l’efficience et le souci d’un patrimoine prévalent sur l’ostentatoire, a contrario de caves récemment construites, dont l’architecture jure parfois dans le paysage.
Blanc 2017
Produit depuis le millésime 1991, le blanc reflète un libre parti né d’une conception faite sans référence à aucune législation, avec seulement l’intelligence du terroir et les intuitions propres à son vigneron. D’un tirage limité, il est façonné non sans fierté à la manière bourguignonne, essentiellement à partir de variétés rhodaniennes. Il fait ainsi la part belle au duo marsanne-roussanne, à l’instar de la composition de grands blancs d’Hermitage, transposant leur richesse de sève et leur longévité dans un terroir d’essence différente, d’un substrat calcaire et non granitique.
Requérant de la patience pour être apprécié dans toute sa dimension, le blanc de Trévallon se goûte fort bien dans sa prime jeunesse avant de gagner les limbes de la maturation en bouteille. Dégusté peu de temps après sa mise, le 2017 conforte ce schéma et découvre une expression drapée de fraîcheur minérale et d’une texture délicatement onctueuse, très seyante à des saveurs subtiles et pénétrantes, volontiers gourmandes, évoquant les fragrances des sommités de la nature environnante.
Rouge 2009
Le Domaine de Trévallon ne produit qu’un seul rouge, conçu en quelque sorte comme un absolu et résolument pour la garde. Pourtant, aucun de ses traits n’est forcé ni ne reflète un quelconque artifice. Sa conception est un modèle d’intégrité avec au départ des raisins entiers, vinifiés avec leur rafle et sans l’appoint des adjuvants généralement usités, comme les levures exogènes. L’élevage se fait dans de grands contenants en bois, des foudres où le vin s’affine pendant deux ans, pratiquement sans être manipulé, de manière à ce qu’il préserve sa substance initiale. Dans ce même souci, il est mis en bouteilles sans être filtré, à peine clarifié par un collage. Ces mesures et précautions lui valent un grand naturel d’expression et de passionnantes variations au gré des millésimes.
C’est dans cet ordre que s’exprime un 2009, à présent dans sa plénitude aromatique, embaumant tour à tour des senteurs évoquant ses constituants (sève végétale, olive noire) avant de se stabiliser sur de fascinantes odeurs de garrigue. Méditerranéen dans l’âme, son fruit nous transporte dans un univers où d’aucun retrouverait la suavité d’un tempranillo de la Rioja ou la force d’un sangiovese toscan. Pour autant, sa puissance reste feutrée et filtre à travers une matière fine et concentrée, sur une assise tannique d’un raffinement inénarrable. Toujours jeune, ce millésime continuera de captiver longtemps les amateurs épris de grandeur et d’authenticité. Il est aussi un archétype, celui d’un grand cru sans épate, éblouissant par sa profondeur et noblesse de goût, et les sens qu’il met en émoi.
Crédit image : peinture d’Aline Colombe
Crédit photo : Hervé Hôte
L’auteur de l’article :
Diplômé en histoire de l’art, Mohamed Boudellal est journaliste et consultant en vins. Il a écrit pour la presse spécialisée, principalement pour la Revue du Vin de France et d’autres titres comme L’Amateur de Bordeaux, Gault & Millau et Terre de Vins. Il est co-auteur dans l’édition 2016 du « Grand Larousse du Vin ».
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