Naissance des grands Bordeaux
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Naissance des grands Bordeaux

« J’ai bu une sorte de vin français appelé Ho-Bryan qui avait un bon goût très particulier que je n’avais jamais rencontré» note Samuel Pepys en 1663. Pour la première fois, un vin de Bordeaux est identifié par son nom de cru.

Haut-Brion, le doyen

« J’ai bu une sorte de vin français appelé Ho-Bryan qui avait un bon goût très particulier que je n’avais jamais rencontré» note Samuel Pepys dans les pages de son journal le 11 avril 1663. La veille, ce secrétaire à l’Amirauté s’était rendu à la Royal Oak Taverne à Londres, lieu de villégiature de la bonne société britannique où il est de rigueur de faire connaissance avec les dernières boissons à la mode. La citation est importante car, pour la première fois, un vin de Bordeaux est identifié par son nom de cru : le Ho-Bryan, c’est à dire le Haut-Brion, futur premier cru dans le classement de 1855.

De ce goût si « particulier » on ne sait pas grand chose, si ce n’est qu’il semble inhabituel. Pendant des siècles, Bordeaux a offert à sa clientèle britannique des clairets, c’est à dire des vins rosés, pâles, légers et de courte garde. Or ceux-ci ne sont plus vraiment au goût du jour depuis que les anglais ont appris à apprécier les vins plus puissants et plus foncés d’Espagne ou du Portugal. Par tradition, une fraction de l’aristocratie britannique est restée fidèle aux vins de Bordeaux et c’est à elle qu’Arnaud de Pontac, propriétaire de Haut-Brion au XVII ème siècle, va s’adresser. Son projet paraît mûrement réfléchi : proposer à une clientèle riche un vin clairement différent, vendu cher avec une marque immédiatement identifiable ; autrement dit, un vrai plan marketing. Dans la foulée, il envoie son fils fonder à Londres la « Pontack’s Head », une taverne haut de gamme où les crus de la famille seront en vente. Le succès est presque immédiat. Le Haut-Brion excite les papilles et la curiosité de quelques beaux esprits londoniens : Daniel De Foe, Jonathan Swift, John Locke, Saint-Evremont se pressent à la Pontack’s Head pour goûter au nectar à la mode, vendu presque quatre fois plus cher que les clairets traditionnels. Le philosophe John Locke, dubitatif devant le prix des vins de Haut-Brion, se rend sur place en 1677 : « Le vignoble de Pontac […] pousse sur une croupe qui est orientée vers l’ouest ; le sol, dont on croirait qu’il ne peut rien produire, est composé de sable blanc mêlé d’un peu de gravier ».

La « fureur de planter »

L’exemple d’Haut-Brion va faire des émules. Les bourgeois et aristocrates de Bordeaux (les Aulède à Margaux, les Pichon, les Rauzan ou les Ségur à Pauillac) acquièrent, plantent ou rénovent d’importants domaines dans le Médoc, mettant à profit ces croupes graveleuses qui ont fait leurs preuves à Haut-Brion. Cette « fureur de planter » transforme rapidement « cette contrée solitaire et sauvage » décrite par La Boétie au XVI ème siècle en une mer de vignes. Les guerres européennes ferment provisoirement l’accès au marché britannique mais, dès les années 1700, les affaires reprennent et de nouveaux noms de crus apparaissent : à Londres, en 1704, on mentionne des « margose wine » lors d’une vente aux enchères ; trois ans plus tard, les noms de Lafite et Latour sont cités. On commence à en savoir un peu plus sur les qualités de ces vins. La Gazette de Londres du 4 août 1711 annonce la vente « d’excellents nouveaux clarets… à la robe profonde, brillante, frais et purs ». On produit donc résolument des vins rouges. A Margaux, dès 1710, on sépare après la vendange les raisins noirs des raisins blancs ; à Latour on sélectionne les meilleurs cépages. Les vins deviennent plus stables grâce à l’usage de la mèche à soufre inventée par les hollandais, aux soutirages répétés, au collage et à l’utilisation de barriques neuves. Moins fragiles, ces vins peuvent désormais vieillir et dès les années 1730 certains négociants britanniques les mettent en bouteille à la demande de leurs clients.

Le classement de 1855

La passion pour ces “new french claret” est d’abord exclusivement anglaise. Vers 1750, le maréchal de Richelieu, gouverneur d’Aquitaine, en fait une description mitigée auprès du roi Louis XV : « Ils ont encore, dans le Médoc et le Bazadois, deux ou trois espèces de vins rouges dont les gens de Bordeaux font des gasconades à mourir de rire. Ça n’est pas bien généreux ni bien vigoureux, mais il y a du bouquet pas mal, et puis je ne sais quelle sorte de mordant sombre et sournois qui n’est pas désagréable [1]». Le roi qualifiera de « passable » le Lafite qu’on lui sert. Le temps n’est pas encore venu pour les grands Bordeaux de détrôner les vins de Champagne et de Bourgogne à la cour de Versailles. Mais pour le moment les soifs britanniques suffisent à faire considérablement monter les prix des vins du Médoc. Même la région des Graves, à l’exception de Pessac où sont situées les propriétés de Pontac, ne peut suivre. M. de Navarre s’en fait l’écho en 1770 : « Le Médoc estun canton qui esten faveur : le vin qu’on y recueille estfort en vogue & du goût des Anglois. Les Propriétaires de nos Graves ont vu, avec jalousie, cette faveur que les vins de Medoc ont prise depuis trente ou quarante ans [2]». Cela se voit dans les cotations. Les vins issus des communes de Margaux, Pauillac ou Pessac se vendent dix fois plus chers que les Bordeaux les moins côtés. Le Haut-Brion 1722 atteint un prix jamais vu, 2000 livres le tonneau, ce qui le rend inaccessible même aux clientèles fortunées. Peu à peu, une échelle des crus se met en place avec en première position la bande des 4, Haut-Brion, Lafite, Margaux et Latour, loin devant les autres.  D’abord informelles, comme celle dressée par Thomas Jefferson en 1787, ces hiérarchies s’organisent autour d’un critère unique, le cours des vins. Les classements de William Johnston en 1813, Guillaume Lawton en 1815, André Jullien en 1816 ou Franck et Henderson en 1824 annoncent avec précision celui de 1855, établi à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris. 86 châteaux de la rive gauche reçoivent l’onction : 60 Médoc, un Graves (Haut-Brion), répartis en cinq catégories, de Premier à Cinquième cru classé, et 27 liquoreux du Sauternais, dont les vins sont à la mode depuis 50 ans, avec Château d’Yquem comme porte-drapeau (seul « premier cru supérieur »). Le classement de 1855 grave dans le marbre, à peu de chose près (Mouton-Rothschild devient 1er cru en 1973), une hiérarchie toujours d’actualité.

Paru dans Numberwine juillet/août 2008

Retrouvez notre dossier spécial « Bordeaux: les crus classés 2007« 

Bibliographie

Lachiver, Marcel. Vins, vignes et vignerons : histoire du vignoble français, Fayard, 1988

Pijassou, René. Le Médoc, Jules Tallandier, 1980

Markham, Dewey jr. 1855, A history of the Bordeaux Classification, Wiley, 1998

Pitte, Jean-Robert. Bordeaux Bourgogne : Les passions rivales, Hachette Littératures, 2005

[1] Souvenirs de la Marquise de Créquy (1834)

[2] Les Qualités des Vins de Bordeaux (vers 1770)

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