Domaine Richeaume, la Provence en poupre et en rubis
C’est dans un paysage où la culture méditerranéenne a creusé ses premiers sillons il y a plus de vingt siècles, que le Domaine Richeaume a pris racine. L’ancienne ferme provençale qui lui a donné son nom s’est muée en domaine viticole en 1972, grâce à l’initiative visionnaire de Henning Hoesch, dont la vocation était pourtant tout autre que celle de vigneron. Arrivé dans une terre agricole où la vigne était résiduelle, il soupçonne d’emblée son potentiel, animé par un idéal élevé du vin et une éthique quant à son univers d’élaboration. Œuvrant alors dans l’esprit d’un essayiste sur une terra incognita au passé routinier et sans relief, il inscrit le domaine dans le sillage des vignobles les plus réputés, empruntant de leurs cépages et de leurs savoir-faire. Pour autant, il prend en considération les usages locaux en les interprétant sur un ton supérieur, opérant ainsi une heureuse synthèse d’où naîtront des vins découvrant un terroir que rien ne promettait à un grand destin. Cette mise en valeur doit beaucoup à une viticulture enracinée dans son environnement, en harmonie avec la nature agreste de la Montagne Sainte-Victoire, magnifiée à jamais par le peintre Paul Cézanne.
Bénéficiant d’un legs aussi singulier qu’exceptionnel, son fils Sylvain lui imprime sa propre vision, influencée pendant un temps par son expérience dans le Nouveau Monde, avant de recentrer le style des vins sur un mode d’expression où fruit et terroir fusionnent plus justement. Et si le millésime 2018 incarne cette nouvelle trajectoire, elle apparaît davantage comme l’inflexion d’une longue lignée de vins qui auront démarqué la propriété. La Provence à laquelle elle appartient lui doit ses lettres de noblesse et cela dans une couleur que la région a hélas délaissée au profit de celle que l’on sait.
Au commencement était une villa romaine…
L’occupation humaine du site du Domaine Richeaume est non seulement très ancienne, mais de nature agricole, puisque des fouilles archéologiques (1998 à 2003) ont mis à jour, à l’endroit des bâtiments actuels, les substructions d’une imposante villa romaine, dotée d’aménagements hydrauliques très élaborés. On estime que cet établissement rural date de l’époque augustéenne (Ier siècle avant J.-C.) et qu’il fut en activité jusqu’au VIème siècle de notre ère. Des vestiges attestent d’une activité viticole, dont le plus emblématique d’entre eux est une tête de Bacchus découverte au cours de la mission archéologique. Les limbes du Haut Moyen-Age laissent supposer l’abandon de son exploitation. Et lorsque Henning Hoesch fit l’acquisition de ce qu’on appelait alors la ferme Richeaume, il s’agissait d’une propriété typique de la Provence rurale traditionnelle, qui avait en quelque sorte renoué avec son passé antique, sauf qu’elle répondait au modèle agricole des années 60-70, productiviste et coupé de ses racines paysannes.
Conquis par cet univers virgilien, Henning Hoesch en prend possession avec la détermination d’y implanter un vignoble peu commun, motivé par une haute idée du terroir. Dans cette perspective ambitieuse, il s’inspire des exploitations médiévales qu’il a scruté de son savoir d’historien, empruntant ainsi à la notion de subsistance, ainsi qu’à une économie au sens de la genèse du terme, οἰκονομία / oikonomía signifiant « gestion de la maison » en grec ancien. Dès lors, son exploitation s’inscrit dans une dimension authentiquement terrienne, appuyée sur une démarche écologique pionnière, étendue jusque dans la conception de la cave, construite en 1978. Le principe gravitaire et l’économie d’énergie encadreront une architecture qui, de surcroît, se fond dans le paysage grâce à son aspect semi-enterré. Quant aux vignes, l’agriculture biologique gouverne leur exploitation, tandis qu’un troupeau de moutons veille sur elles, et que des oliviers et amandiers les entourent sans leur porter ombrage. Leurs parcelles s’étendent entre garrigue et bosquets de pins, dessinant un paysage bucolique dont on mesure désormais les bienfaits sur leur écosystème.
Terroir originel et terroir façonné
La présence majestueuse de la Montagne Sainte-Victoire dans le paysage provençal a toujours fasciné les hommes, inspirant histoires et légendes. Le caractère très singulier de ce massif n’a pas manqué de susciter l’intérêt des géologues, qui se sont perdus en conjectures pour expliquer sa formation. Cependant, tous ces spécialistes s’accordent sur sa nature indubitablement calcaire, dont le pinceau de Cézanne a capté la substance au gré des lumières atteignant les anfractuosités de son relief. Le vignoble du Domaine Richeaume épouse le piémont méridional de son massif, non loin du village de Puyloubier. Bien que dominée par des argiles rouges, sa lithologie est complexe et varie dans le détail en fonction de la configuration des parcelles. Ainsi, argiles et calcaires donne le tempo dominant à un terroir dont la nature varie au gré des teneurs et des textures de ces roches. Cette palette de sols forme un atout majeur quand il s’agit de confectionner des cuvées magnifiant un unique cépage. Par leur accomplissement, ces mono-cépages témoignent de la valeur et de la plasticité d’un terroir permettant d’exceller à des variétés méridionales, comme le grenache et le carignan, tout autant qu’à des plants plus exogènes, ainsi la syrah et le cabernet sauvignon. Si ces vins de cépages sont au cœur de l’identité du domaine, ceux issus d’assemblages ne montrent pas moins l’étendue de son savoir-faire pour créer d’heureuses synergies.
L’adage disant « à quelque chose malheur est bon » a pris ici un sens très particulier dans la mesure où l’incendie mémorable du versant sud de la Saint-Victoire, en 1989, a suscité une noble résolution, celle de refructifier une nature blessée. Ainsi, un secteur accidenté, mis à nu par le feu, est aménagé en terrasses pour accueillir de la vigne. Sur ce terroir « inventé », Henning Hoesch expérimente la culture sur échalas, à l’instar de ce qui se pratique dans les Côtes du Rhône septentrionales. Et forcément il y plante de la syrah… avec succès puisque la cuvée éponyme de ce relief n’a rien à envier à ses homologues du pays de l’Hermitage, s’exprimant à l’égal du mode majeur de ses meilleurs crus.
L’enjeu gagnant d’une émancipation
Animé d’un grand sens du défi ainsi que par l’intuition, sinon la conviction, que ses terres pouvaient exprimer leur potentiel à travers des cépages autres que ceux admis dans l’AOC Côtes de Provence, Henning Hoesch n’a pas hésité à transgresser une règlementation contraignante sur ce plan, quitte à en perdre les bénéfices. Cependant, pendant toute une période, le vigneron se rallie à ce label, profitant même d’imprécisions des textes pour s’autoriser à afficher sur l’étiquette le nom du cépage composant la cuvée. Mais rien n’étant systématique à Richeaume, le vin de pure syrah issue du secteur remanié en terrasses arbore fièrement le modeste qualificatif de son relief de naissance. Baptisé prosaïquement « Les Terrasses », il prend valeur de vocable quand on sait la grandeur du vin qui s’y attache.
Nourri dans les meilleurs creusets de la Californie (Ridge Vineyards) et de l’Australie (Penfolds), où le vin de cépage fait florès, Sylvain enrichit à son tour l’éventail des mono-cépages, faisant découvrir d’autres facettes non moins florissantes du vignoble. Il remet alors à l’honneur des variétés locales, carignan et grenache, qui élargissent notablement la palette expressive du terroir et en soulignent la polyvalence, sinon les dons. Héritant du non-conformisme paternel, il renforce ainsi une renommée gagnée indépendamment d’une affiliation à l’AOC. C’est donc le cadre plus souple, et théoriquement moins valorisant, des Vins de Pays des Bouches-du-Rhône qui sera le « refuge » de ses vins de cépages jusqu’à ce que celui de l’IGP Méditerranée lui soit substitué, législation européenne oblige. C’est aujourd’hui ce sigle qui constitue l’estampille légale de l’ensemble des vins signés du Domaine Richeaume. Ainsi, l’esprit de liberté qui soufflait sur l’œuvre fondatrice de Henning Hoesch ne pouvait trouver de succession mieux affirmée et plus heureuse.
(1975) … 2016, 2017, 2018, petite histoire de grandes cuvées
Pour tirer le meilleur parti des raisins et en restituer l’intégrité, les principes d’une agriculture préservant l’équilibre naturel des sols et de leur environnement ont prévalu dès la création du domaine, cela bien avant l’existence des certifications biologiques. Cet engagement pionnier gagnera toute sa dimension avec une conversion en biodynamie dont l’initiative revient à Pascal Lenzi, venu conseiller le domaine en 2017. Et c’est sous la houlette de ce consultant omniscient que les ajustements agronomiques et viniques ont commencé. Si l’acquis du travail des vignes a facilité leur mise en place, celui de la cave a été revu en profondeur, de façon à produire des vins plus épurés, gagnant en définition de fruit et en équilibre de texture. Opéré dans les vins à partir du millésime 2018, le nouveau protocole fait déjà ressentir ces perfectionnements. Cela dit, l’expressivité qu’ils ont gagné d’une année sur l’autre n’aurait pas atteint ce niveau sans l’excellence des bases accumulées depuis la création du domaine. Aussi, ce « passé-présent » mérite-t-il une attention particulière pour apprécier la nature des progrès accomplis aussi rapidement. Dès lors, invitons-nous à la découverte de ces cuvées devenues des icônes pour certaines, au gré des trois millésimes témoins d’une mutation pour le moins prometteuse…
Tradition Rouge (depuis 1975)
Accompagnant la fondation du domaine, ce rouge a incarné sa reconnaissance et constitue invariablement sa signature. Répondant initialement aux critères de l’AOC Côtes de Provence, sa composition a sensiblement évolué depuis, à la faveur de la sortie de ce cadre, et intègre aujourd’hui une bonne part de merlot.
Précurseur du virage actuel du domaine, le 2017 privilégie fraîcheur et souplesse tout à l’avantage d’un caractère littéralement savoureux, cela en préservant un cœur puissant, signe d’une moindre concession à sa réputation.
Tradition Blanc (1975)
Jusqu’à peu, cette lointaine héritière du « Blanc de Blancs » des débuts, faisait encore la part belle à la clairette. Sa composition a perdu depuis de son ancrage régional pour conforter un trio atypique en Provence : rolle-viognier-sauvignon. C’est ainsi que se présente le 2018, dont l’expression aromatique est littéralement éblouissante, résultat d’une technicité confondante, car insoupçonnable. Ce millésime illustre à merveille la validité des récentes orientations du domaine, au profit d’un rendu cristallin qui n’exclue pas la séduction.
Parfumé à souhait sur un registre floral littéralement flamboyant, ce 2018 ondule et vibre en bouche grâce à une conjugaison de fraîcheur et de puissance, tandis que l’expression se diversifie entre un grain minéral et sa salinité, et une exquise tonicité.
Cabernet Sauvignon (1978)
Ce cépage dont l’usage est décrié par les partisans d’une viticulture provençale « authentique » a pourtant été implanté dans la région dès les lendemains du phylloxéra. Ce statut qui dérange n’a pas manqué d’éveiller le sens du défi chez Henning Hoesch, qui en a donc fait une cuvée à part entière. Le bien-fondé de ce parti audacieux se révèle à travers un vin dont la générosité naturelle réclame un temps de garde pour s’amadouer et laisser apprécier son tempérament racé.
La jeunesse du 2017 se perçoit dans une forme plantureuse, encore peu détaillée dans sa texture mais porteuse d’une sève fraîche et énergique, soyeuse et rendue sapide par un fort accent salin, fruit d’une minéralité captée par des vignes bien enracinées, dont l’âge atteint le demi-siècle.
Syrah (1980)
Second vin de cépage dans l’histoire du domaine, il illustre l’aptitude du terroir à son épanouissement bien plus au sud de son épicentre en haute vallée du Rhône. Et si leur maturité est proverbiale à cette latitude, ses raisins trouvent à l’endroit de Richeaume les ressources pour insuffler à leur produit un insigne équilibre et les ingrédients du plaisir.
Le 2017 répond au signalement précédent, mûr au point d’évoquer l’approche d’un Vin Doux Naturel ! Sa générosité, qui se traduit aussi en matière, n’entame pas pour autant la précision et succulence du fruit, tandis qu’un élevage adroit peaufine et flatte l’ensemble tout en préservant de son naturel.
Columelle (1992)
Intitulée en hommage à l’agronome romain Columella, dit Columelle, cette cuvée incarne l’excellence du domaine, fruit du perfectionnisme encadrant son élaboration. Constituée de cabernet sauvignon et de syrah, presque à parité, complétés d’une pointe de merlot, sa composition l’éloigne nettement du canon régional. Pour autant, son style ne jure pas dans son cadre géographique et séduit par sa suavité et sa magnificence.
Fastueux, le millésime 2016 lui donne tout son éclat, autrement dit un bouquet captivant et une allure majestueuse dont le modelé procure un confort gustatif proprement hédoniste. Des tanins côtelés concourent à cette sensation et présagent d’un bel avenir.
Plus confidentiel, Columelle blanc a vu le jour en 2011, conçu lui aussi comme un absolu de la production du domaine dans la couleur. Pour cette quête, il rassemble la quintessence des vignes et bénéficie d’une élaboration résolument ambitieuse. Cependant, mieux qu’un exercice de style, il est conçu pour délecter le palais à l’instar de son homologue en rouge, aujourd’hui et surtout demain.
Les Terrasses (1997)
Bien que s’agissant d’une pure syrah, ce vin porte le nom des parcelles aménagées sur des terres dont la végétation a été détruite par l’incendie cité plus haut. Il s’agit bien d’une expression parcellaire car toutes les vignes plantées sur ce relief reconstitué lui sont dédiées.
Produit uniquement les années exceptionnelles, le dernier millésime en date a été le 2015 (épuisé au domaine) et le prochain sera le 2018, encore en élevage. Ce calendrier improbable et espacé laisse deviner le perfectionnisme entourant sa réalisation.
Carignan (2007)
Longtemps délaissé, ce pilier de l’encépagement provençal traditionnel participe d’un ancrage local de la production, d’ailleurs amorcé avec cette cuvée issue de vignes cinquantenaires, cultivées à l’ancienne en gobelet. Réputé rustique, le carignan prend ici une tout autre dimension et dispense avec panache le fruit qu’on lui connaît, c’est du moins ce dont témoigne avec brio et tempérament le tout dernier millésime.
L’expressivité est donc le maître-mot pour qualifier le 2018, un vin avec de la fougue et du croquant, sur un goût succulent de fruits rouges. Marquant l’évolution du style du domaine, il affiche un rendu du fruit sans pareil, pur et pénétrant, garde du naturel et esquisse un dénouement raffiné, une fois que la jeunesse des tanins sera passée.
Grenache (2012)
Dernier en date de la lignée des mono-cépages, ce pur grenache témoigne avec éloquence des dons du terroir pour une variété emblématique des vignobles sudistes. Sur la foi d’expressions récentes (2016 et 2018), on mesure le rendu fastueux qu’il procure, tant sur la nature du fruit que sur l’ampleur de la forme, le tout sur un registre foncièrement savoureux.
Égaux dans le plaisir qu’ils procurent et tout autant pétris de qualités, les deux millésimes diffèrent essentiellement par le mode d’élevage, une sensation boisée étant encore présente dans le 2016, cela dit agréablement épanoui. Au-delà d’une réserve due à sa jeunesse, le 2018 se distingue néanmoins par davantage de vitalité et de vérité dans le fruit, une expression encore plus rayonnante et un meilleur fini de structure, d’ailleurs remarquable à ce stade.
Crédit photo : Robert V. Camuto
L’auteur de l’article : Diplômé en histoire de l’art, Mohamed Boudellal est journaliste et consultant en vins. Il a écrit pour la presse spécialisée, principalement pour la Revue du Vin de France et d’autres titres comme L’Amateur de Bordeaux, Gault & Millau et Terre de Vins. Co-auteur dans l’édition 2016 du « Grand Larousse du Vin ». |
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