L’armagnac, une symphonie inspirée
La simple évocation de l’armagnac ne laisse pas indifférent et renvoie tantôt à un élixir dont on se délecte rituellement le temps d’un après-dîner, tantôt à l’image que suscitent ses sources gasconnes, où interfèrent peut-être des réminiscences de ses fameux cadets, d’Artagnan n’étant pas le moindre d’entre eux. Ainsi, que ce soit dans l’univers des sens ou dans celui d’un imaginaire gentiment folklorique, l’armagnac les anime de sa flamme, celle qui le fait naître dans le foyer de son alambic ou l’autre qui agit sur les esprits. Suranné l’armagnac ? Pas tout à fait si l’on voit son flacon manié avec dextérité par un maître de la mixologie, ces bartenders œuvrant au XXIème siècle dans l’un des hauts lieux de cet art, forcément en Californie où le cocktail est roi et l’armagnac un outsider de choix parmi ses serviteurs. L’armagnac est donc bien de notre temps, cela sans renier son riche passé, celui d’une eau-de-vie dont la noblesse contraste avec l’humilité des terres paysannes qui le voient naître. Son pouvoir de conciliation est donc remarquable, tout comme d’ailleurs sa plasticité, car il se décline en bien des façons, opérant un grand écart entre un vénérable millésimé d’il y a deux siècles et une blanche d’armagnac qui se substitue avec bonheur à des spiritueux plus communs pour préparer le palais aux saveurs d’une Margarita ou d’un Sunrise.
Prenant racine sur des terres identifiés au fil des générations, l’armagnac en transmet les caractères par une alchimie bien à lui, procédant d’une distillation ayant pour instrument un alambic ayant son nom pour épithète. Il naît ainsi d’une recette immuable dont les ingrédients varient au gré des terroirs et des savoir-faire. Parmi eux, ugni blanc et baco jouent les principaux rôles, exécutant une partition fructueuse ou s’exprimant non moins brillamment en solo. Ils perpétuent dès lors la griffe d’une marque ou le style d’un domaine, ou transgressent les us et coutumes au profit de sensations gustatives nouvelles. Ainsi, malgré des règles bien comprises, la conception de l’armagnac connaît à présent de fécondes et heureuses digressions. Les lignes qui suivent les évoquent à travers des interprètes exemplaires dans leur art. Tous passeurs d’une tradition, ils pratiquent leur métier sans passéisme, l’ajustant à des exigences sociétales et le libérant à l’aune de leurs propres créations.
Des vertus médicinales au plaisir des sens
L’armagnac est assurément l’une des plus anciennes eaux-de-vie que l’homme ait jamais conçues. Et si sa genèse n’est pas précisément connue, on se plaît à citer le cardinal Vital du Four (1260 – 1327) comme son tout premier apologue, même s’il ne parle pas explicitement d’armagnac mais de agua ardens de son pays natal, la Gascogne. Quoi qu’il en soit, son traité Pro conservanda sanitate énumère les 40 vertus de l’eau-de-vie lorsqu’elle est prise « médicalement et sobrement », des conseils que l’on peut interpréter comme une prémonition au slogan actuel que tout le monde sait ! En effet, pour un homme d’église, seules pouvaient être vantées ses attributions médicinales, ce qui était d’ailleurs l’usage des spiritueux à l’époque. La suite nous la connaissons mieux, ses vertus gustatives scellant définitivement sa destinée pour l’unique plaisir des sens.
Il va de soi que pour une eau-de-vie ayant cette vocation, la quête des saveurs et des parfums n’a eu de cesse de conditionner son mode d’élaboration. C’est ainsi que l’alambic utilisé pour sa distillation lui est spécifique au point d’être qualifié d’armagnacais. Breveté en 1818, son type a d’ailleurs été le seul autorisé jusqu’en 1972. A quelques exceptions près, il prédomine toujours dans les usages, ce qui permet de dire qu’il est le vecteur de l’identité de l’armagnac. Mis au point et perfectionné pour tirer le meilleur parti des composés volatils libérés par la distillation du vin, il est considéré comme le meilleur messager des différents terroirs de l’aire d’Armagnac, la nature des cépages faisant office de filtre.
Au-delà de l’instrument de l’alchimie qui l’enfante, un esprit céleste plane sur l’armagnac, la fameuse part des anges, tribut qu’il livre aux cieux pour son accomplissement et gagner le paradis. Cette symbolique fait toute la poésie qui entoure le mystère de l’armagnac, celui de principes immatériels qui, d’une génération à l’autre, ont été transmis par des mots sans prosaïsme. Et si la part des anges ressort de l’impalpable mais s’explique logiquement, le paradis armagnacais est bien tangible puisqu’il désigne le Saint des saints, un espace où, sorti de l’opacité des fûts, l’armagnac gagne la lumière et dévoile alors les scintillements de sa robe ambrée au sein d’accueillantes dames-jeannes, dont l’étymologie relève d’autre mystère…
L’armagnac de la souvenance
L’armagnac est l’unique eau-de-vie qui témoigne de son année de naissance, celle de la vendange qui est à sa source. Reflet d’un millésime, il en rend les caractères que modèle son processus de production, cependant, a contrario d’un vin, la qualité des raisins ne fait pas tout. D’ailleurs les critères de récolte faisant un grand millésime en armagnac sont, oserait-on dire, à l’opposé de ceux qui font un grand vin blanc ! L’étape de distillation influe nécessairement tout comme celle de l’élevage, du vieillissement à proprement parler, puisque ce laps de temps peu atteindre le demi-siècle. Après ce séjour en fûts, les eaux-de-vie témoins de leur année de distillation sont tirées des fûts lorsqu’on les estime parfaitement accomplies. Elles gagnent alors le « paradis », terme désignant l’endroit où, après avoir été tirées des fûts, elles séjournent en bonbonnes de verre, appelées dames-jeannes, en attendant leur flaconnage. Un minimum de dix années est nécessaire pour avoir droit à l’estampille du millésime. Aussi ancrée soit-elle dans la tradition, l’élaboration des millésimes n’est toutefois pas soumise à la règle inflexible du temps, des producteurs s’autorisant à des impasses lorsque la récolte fait que la qualité de l’eau-de-vie ne s’y prête pas, alors que d’autres s’y soumettent chaque année, faisant alors preuve d’habileté pour que son produit soit digne d’une signature temporelle.
(Presque) sans interruption depuis 1883…
Derrière le nom de Jean Cavé s’abrite une institution pour le moins vénérable puisque son paradis conserve près de 300 témoins de presque un siècle et demi d’armagnac, le doyen de la lignée affichant l’année 1888 ! Ce millésime incarne d’ailleurs le premier jalon préservé par cette maison qui porte le nom de son fondateur, un « bouilleur-éleveur », ainsi que l’on qualifiait alors le métier. On est en 1883… Cette tradition s’est perpétuée depuis pratiquement sans faille, car les rares millésimes manquant à cette collection plus que séculaire ne concernent que quelques années bien lointaines, autour de 1910.
Mathias Rodriguez est aujourd’hui son maître de chai. En orfèvre pleinement rompu à son métier, il accompli ses tâches par référence aux traditions de la maison, avec pour étape cruciale un mode de distillation privilégiant des eaux-de-vie épurées. Toujours au cœur de son activité, l’armagnac millésimé est élaboré systématiquement chaque année, un phénomène de compensation entre eaux-de-vie jouant en cas de récolte déficiente. Le principe de l’assemblage ne se limite pas à ces situations extrêmes et prévaut dans l’entière conception de l’armagnac, depuis sa naissance comme eau-de-vie et tout au long de de son vieillissement, lorsqu’il s’agit de brasser des lots d’une même année afin d’en amadouer l’ardeur et d’harmoniser leur résultante. Il va sans dire que le savoir-faire, celui d’un palais sûr et aguerri, prime dans une méthode où l’empirisme garde toutefois sa part, notre maître le confirme. Il ajoute cependant qu’il a adapté son métier à une nouvelle attente pour des armagnacs jouant davantage la carte du fruit et avec moins de structure, une tendance qui s’affirme depuis peu d’années et pouvant être interprétée comme une révolution de fond.
L’armagnac des Maisons
On doit aux négociants-éleveurs d’armagnac toute la dynamique qui a suscité son rayonnement et présidé ses grandes heures. En dépit des vicissitudes de l’histoire, la plupart des maisons qui ont servi sa renommée à travers le temps sont toujours actives, y compris celles nées dans le lointain XIXème siècle. Œuvrant depuis 1936 dans le cadre d’une AOC dont les règles ont reconduit des pratiques communes largement ancrées dans la tradition, ces acteurs se caractérisent néanmoins par des savoir-faire personnalisés et autant de styles. Ainsi, par-delà le cadre régissant la production d’armagnac, l’uniformité des produits n’est pas de mise, la conception même de l’eau-de-vie gasconne invitant à des variations sur son motif, prétextes à une inventivité où le passé n’est jamais loin, quand il n’en est pas l’inspirateur.
Bibliothèque spiritueuse
La Maison Darroze n’est certes pas la plus ancienne des maisons d’armagnac, mais assurément l’une des plus singulières, avant tout par ses racines, celles d’un terreau paysan où l’eau-de-vie n’avait pas de gloire mais restait une discrète fierté. Alors restaurateur renommé, Francis Darroze, découvre ces trésors chez les fournisseurs servant sa gastronomie et prend soin de les diffuser en respectant leur authenticité et leur auteur. Il formalise progressivement son activité et, à l’instar d’un éditeur, constitue sa Collection Unique, un florilège d’armagnacs millésimés et étiquetés du nom des domaines de provenance. Cette bibliothèque spiritueuse contient les œuvres de plus de 40 domaines, soit autant d’interprétations des terroirs armagnacais. Depuis la collecte intuitive des débuts, ce mode personnalisé des approvisionnements s’est mué en partenariat, gagnant en rigueur sans dilapider la trame d’origine.
C’est aujourd’hui à Marc Darroze qu’il appartient de perpétuer cette pratique mémorielle dont il a d’ailleurs sublimé le principe en créant une série très limitée de millésimes conditionnées en carafes luxueuses, à la hauteur de contenus d’une qualité suprême. Pour autant, sa production ne respire en rien la nostalgie puisque l’autre cœur de sa production, les armagnacs d’assemblage, s’est complètement émancipé de la nomenclature traditionnelle aux sigles opaques pour les non-initiés (VS, VSOP, XO et autres Hors d’Âge) pour adopter une échelle chiffrée des âges bien plus explicites, datation inspirée des eaux-de-vie célèbres de par le monde. Si les concessions aux tendances actuelles restent ténues, elles ont le mérite de replacer l’armagnac dans son temps, avec notamment une gamme bio et un trio de blanches mono-cépage, conçue pour enrichir les bases de la mixologie grâce aux nuances gustatives procurées distinctement par la folle blanche, l’ugni blanc ou le baco.
Passé et présent sans trait d’union
Avec une implantation historique au cœur de Nogaro depuis 1838 et une bannière d’une attachante nostalgie, la Maison Dartigalongue s’est pourtant ralliée à une modernité bien comprise sous la houlette de Benoît Hillion, membre par alliance de la famille Dartigalongue. Bien qu’extérieur au cercle armagnacais, il a su prendre en main la « vieille dame » pour l’inscrire dans une nouvelle destinée qui, paradoxalement, doit beaucoup à son patrimoine et à ses traditions. En effet, la greffe du changement s’est opérée à partir d’un fidèle noyau de viticulteurs du Bas-Armagnac, en respectant une méthode de distillation qui a fait plus que ses preuves et un mode d’élevage dynamique des eaux-de-vie. Rare acteur concevant ses armagnacs par des séjours successifs en chai sec puis en chai humide, Dartigalongue a mis à profit une pratique inscrite dans ses gênes pour élaborer son Dry Cellar, produit d’une gamme récente dédiée aux cocktails. Comme son nom l’indique, il a été affiné dans un espace à l’atmosphère sèche de manière à préserver sa puissance originelle, facteur propice à exhausser le tempérament de ces compositions récréatives.
Constitué majoritairement de millésimes incarnant plus d’un siècle et demi d’histoire, avec 1848 pour premier jalon, son héritage s’étend à des assemblages dont certains constituants dépassent allègrement les 30 ans d’âge. Production canonique pour ne pas dire immuable, cet univers aux parfums et saveurs peaufinés par le temps a pourtant vu s’immiscer en son sein une composition mariant 5 millésimes, entre 1979 et 1994. Créé en 2018 pour commémorer les 180 ans de la maison, cet assemblage a été noblement baptisé « Cuvée Louis-Philippe ». Toujours dans l’esprit d’honorer des trésors du passé, des millésimes d’exception donnent lieu à des tirages à part sur le principe et la dénomination du single cask, autrement dit des armagnacs non réduits et prélevés dans un même fût, avec pour conséquence la rareté lié au volume mesuré du contenant. Concession à la modernité, peut-être, mais la notion de millésime appliquée au single cask au reste l’apanage de l’armagnac, et le distingue des autres eaux-de-vie inscrites dans cette tendance.
L’armagnac réinventé
Née officieusement en 2007, la mixologie est arrivée à point nommé pour la blanche d’armagnac, alors fraîchement promue au rang d’AOC. Pourvue de toutes les qualités requises pour cette vocation, elle remplit l’enviable fonction d’enchanter les papilles à travers les nombreuses recettes que les mixologues, ces maîtres ès cocktails, n’ont eu de cesse de créer ou d’interpréter. Cette facette très contemporaine et purement hédoniste de l’armagnac s’accommode de conceptions plus orthodoxes mais davantage au goût du jour, n’hésitant pas à flirter avec le style flatteur d’eaux-de-vie de grain aux noms devenus proverbiaux. Cette modernité ostensible cohabite paradoxalement avec un courant d’authenticité, ainsi celui caractérisé par des armagnacs plus intègres dits « bruts de fût », qui d’ailleurs préexistaient à la tendance contemporaine observée dans l’univers des spiritueux. Et si les anglicismes ont épargné cette catégorie, ils se sont insinués dans le vocabulaire armagnacais s’agissant des single casks, des bruts d’un fût unique, un mode d’obtention extérieur à la tradition. Un autre phénomène significatif de ce retour aux sources est l’engouement pour la folle blanche comme seul constituant d’une cuvée, faisant de ce rare cépage historique le symbole d’une forte spécificité armagnacaise.
Blanche d’armagnac et mixologie
Née officiellement en 2005, c’est-à-dire comme catégorie agréée au sein de l’AOC Armagnac, la blanche existait depuis toujours, puisqu’il s’agit tout bonnement de l’eau-de-vie sortie de l’alambic ! Elle n’est cependant pas conditionnée dans son état brut, mais préparée pour voir diminué son degré initial. Produit à part entière parmi les différents types d’armagnac, elle a gagné une vocation propre, celle que lui confère l’absence d’élevage en fût. Cristalline d’apparence, subtilement fruitée et procurant une sensation de fraîcheur, elle a trouvé son meilleur emploi en cocktail et pour ardent zélateur une nouvelle figure de la sphère armagnacaise en la personne de César Kuberek.
Venu récemment d’Argentine et d’un tout autre univers professionnel, César Kuberek incarne le mieux l’adoption de l’armagnac par la mixologie. Passionné de longue date par l’eau-de-vie gasconne dans son intégrité, il a créé Rabastas – nom du destrier de d’Artagnan – une marque dont les produits phares ont pour ambition d’être la base de toute une famille de cocktails. Et c’est dans les bars californiens qu’il a relevé le défi de substituer la blanche d’armagnac aux vodkas, gins, rhums, tequilas et autres bases. Formé lui-même à cette spécialité, il s’est allié la compétence d’un expert et les ressources d’estimables maisons pour assembler les eaux-de-vie les plus à même de satisfaire cette vocation inattendue. En effet, si jusqu’ici ces boissons récréatives venaient à l’armagnac, César Kuberek a inversé cette logique en concevant des eaux-de-vie plus aptes à honorer les cocktails comme ingrédient majeur. Il s’agit d’une blanche bien entendu mais également d’un 6 ans d’âge, élevé en fût comme il se doit.
Nouvelle Vague
Propriété dynamique des Côtes de Gascogne, au premier plan de son renouveau, le Domaine Uby possède une lointaine tradition au service de l’armagnac, d’ailleurs à l’origine de sa création. Malgré un succès remarquable de ses vins, il maintient son activité initiale en marge sans la négliger, bien au contraire, puisqu’elle a récemment bénéficié d’un rafraîchissement plutôt spectaculaire. Baptisés Oak et logés dans des bouteilles parfaitement opaques, ses deux nouveaux armagnacs rompent résolument avec le flaconnage traditionnel. Cela vaut tout particulièrement pour la version Organic qui est conditionnée dans une bouteille au revêtement jaune vif particulièrement voyant. Afin d’accroître sa singularité, le vin à son origine est certifié en bio, son intitulé le laissant clairement entendre. On l’aura compris, on est ici sur le mode anglo-saxon ou apparenté, son contenu le confirme, car s’il ne jure pas avec les repères gustatifs de l’armagnac, il fleure tout de même des réminiscences de spiritueux très en vogue. Conçu pour être confondu avec ces derniers, ses saveurs ne doivent pourtant à aucun artifice particulier, étant le fruit d’un élevage habilement exécuté en alternant fûts neufs et usagés de chênes gascons et vosgiens. Appréciable en l’état comme un armagnac teinté d’un goût venu d’ailleurs, il aurait davantage d’atouts comme base pour chérir des cocktails.
La folie de la folle blanche
Cépage historique de l’Armagnac, reconnu pour son aptitude à donner des eaux-de-vie fines, la folle blanche, appelé autrefois piquepoult, a été quasiment anéanti par le phylloxéra. De surcroît, sa résurrection après le fléau avec la béquille des porte-greffes américains ne lui a guère réussi, sa sensibilité à la pourriture étant flagrante au point que ce cépage ne représente plus aujourd’hui qu’un petit pour cent des plantations. C’est pourquoi, les armagnacs qui en sont exclusivement issus sont très marginaux dans la production totale. Pour autant, bien des producteurs possèdent au moins une cuvée de pure folle blanche dans leur gamme, mettant ainsi un point d’honneur à rendre hommage au survivant d’un riche passé. Ce succès d’estime le doit à de fidèles artisans comme Laballe, un domaine des Landes, qui parle de sa production comme d’un « devoir de mémoire » pour un cépage ayant présidé aux grandes heures de l’armagnac. Le Domaine Tariquet, porte-parole éminent des Côtes de Gascogne et acteur de premier ordre en armagnac, sert largement sa cause puisqu’il possède la plus grande superficie plantée en folle blanche. Sa blanche d’armagnac lui est d’ailleurs entièrement dédiée, permettant dès lors d’apprécier en transparence les traits et caractères avantageux du cépage. Prépondérante dans la composition de son « Légendaire », la variété concoure largement à sa nature épicurienne.
Haute couture
Single cask, cask strength sont des expressions qui parlent aux grands amateurs de whisky pour qualifier des eaux-de-vie respectivement issues d’un contenant unique ou d’un lot dont on a préservé le degré naturel. Autant synonyme d’authenticité, d’excellence que de rareté, ces désignations ne sont plus l’apanage du whisky et font désormais partie des déclinaisons de l’armagnac. On peut même avancer le fait que le « brut de fût » armagnacais a précédé historiquement le type cask strength de la célèbre eau-de-vie écossaise, type qui a d’ailleurs conquis d’autres spiritueux. C’est ainsi que dans les années 1960 la Maison Gélas s’est mise à constituer des réserves d’armagnac en mono-cépage et non réduit, avant de créer en 1984 une gamme « brut de fût » composée d’un baco, d’une folle blanche et d’un ugni blanc. Gélas a donc été véritablement pionnière en la matière et a continué d’œuvrer dans cette voie sans se plier à l’opportunisme qui a gagné toute la sphère des eaux-de-vie. D’ailleurs, sa gamme d’armagnac baptisée Traditionnelle comprend trois cuvées affichant un minimum de 18 ans d’âge et issues respectivement des cépages précités. Non réduites, conformément à leur catégorie, elles préservent leur souffle originel, celui acquis à l’issue de la distillation.
Précurseur s’il en est, le rôle de cette maison est doublé de celui de novateur, puisqu’elle propose, en empruntant à un type de whisky pour puristes, des armagnacs provenant d’un fût unique où ont séjourné des vins d’origine diverse. Ce court passage (6 mois à un an) en bois exogène est effectué à la fin du cycle d’élevage régi par la législation de l’armagnac. Ainsi, ces single casks tirent bénéfice des influences d’autres bois imprégnés d’autres vins, en l’occurrence un fût où a séjourné un Grand Cru Classé de Pauillac ou encore un tonneau de Porto, appelé pipa, entre bien d’autres. Formant la gamme Double Maturation, ces armagnacs aux accents introuvables sont forcément rares, car fonction de la contenance d’un seul fût, soit des séries de 500 à 800 exemplaires. Numérotées, les bouteilles portent la mention second edition lorsqu’elles résultent d’un second tirage.
L’armagnac au féminin
Dans l’entendement commun, le tempérament gascon serait plutôt enclin à la virilité, mais dans l’univers de l’armagnac, le statut de la femme ne se limite plus à celui de simple conjoint d’acteurs masculins. En effet, son champ d’action s’étend aujourd’hui à la direction d’un domaine ou d’une maison vénérable. Voici des femmes dont le destin a trouvé là son épanouissement. A travers elles, l’armagnac traditionnel a gagné des parures plus attrayantes, tandis que ses versions innovantes ont auguré de nouveaux territoires avec un sens indéniable de la créativité ou de l’inédit.
Carole …
Nouveau visage de l’armagnac, Carole Garreau a renoncé à son métier en 2016 pour rejoindre pleinement le domaine familial étendu entre Landes et Gers et y insuffler un air nouveau où les aspects culturels entourant l’armagnac sont remis en valeur. Ainsi, avec l’écomusée fondé par son oncle en 1988, Château Garreau préfigurait déjà l’œnotourisme actuel et s’inscrit même dans le courant naissant du spiritourisme. Il comporte une partie vivante honorant la tradition de la « Flamme de l’Armagnac », période des distillations, pratiquée ici de manière ludique et permise par l’action d’un alambic propre au domaine, un fait peu courant pour être souligné. Côté produit, elle a procédé à un « dépoussiérage » de la gamme, de manière à en permettre une lecture plus suggestive que savante, tandis de nouvelles eaux-de-vie ont vu le jour, comme une cuvée de pure folle blanche, conçue dans le sillage des hommages rendus au cépage ancestral du vignoble armagnacais, une initiative à souligner dans un secteur où le baco règne en maître.
Caroline …
Venue de l’univers du parfum, Caroline Rozès a eu une chance insigne en reprenant les patrimoines distincts de ses parents, Château Léberon côté père et Château d’Aurensan côté mère, deux propriétés situées en Ténarèze. Pour ces domaines enracinés dans la tradition, elle a fait sienne la devise « l’innovation se nourrit de tradition », avec un sens indéniable de la créativité. C’est ainsi qu’elle a remis à l’honneur des cépages quasiment disparus des terres d’armagnac en faisant appel aux sources les plus authentiques, celles du conservatoire régional des cépages de Lisle-sur-Tarn. Le fruit de leur distillation se trouve dans « Le Carré des Fantômes », un armagnac parfaitement inédit issu de six des cépages en question, identifiés par les noms de Clairette de Gascogne, Jurançon blanc, Mauzac blanc, Mauzac rosé, Meslier St François et Plant de graisse. De surcroît, ce Carré correspond parfaitement à une vigne plantée de ces « fantômes », ce qui légitime sa qualification d’armagnac parcellaire. Toujours dans ce passé revisité, l’armagnac qui se faisait autrefois dans les familles a été ressuscité ici sous le principe de la solera, un assemblage sans cesse alimenté par les millésimes qui se succèdent depuis 2001.
Elisabeth …
Vigneronne dans l’âme, Elisabeth Prataviera œuvre à Haut-Marin pour ses Côtes de Gascogne et à Château Ménard pour ses armagnacs, un domaine situé en Bas-Armagnac. Œnologue formée à la meilleure école, celle du Domaine Tariquet, elle a repris les vignes familiales en jonglant avec leur fruit pour élaborer avec autant d’exigence les vins à distiller et ceux constituant une gamme brillante en Côtes de Gascogne. Travaillant en famille, chaque membre suivant ses compétences, elle a mis toute son expérience au cœur de la production. Pour l’armagnac, elle s’implique entièrement dans les phases d’assemblage. Disposant de son propre alambic, Château Ménard pratique ainsi une distillation à la mesure d’un style dont l’énergie défie les ans avec pour alliée une fraîcheur d’expression confondante, véritable nerf d’un millésime 2000 et heureux support de la plénitude d’un 1973. Le baco est ici plus que privilégié, puisqu’il est l’unique composant de ces hautes expressions. Convaincue par ses avantages en matière culturale et de ses vertus comme composant de l’armagnac, Elisabeth Prataviera vient d’en replanter dans la perspective de le remettre encore en valeur.
Florence …
Florence Castarède était en quelque sorte prédestinée à reprendre la plus ancienne Maison d’Armagnac, celle arborant son patronyme, fondée en 1832 et qui se distingue dans le cercle des négociants-éleveurs par la possession de vignes, en l’occurrence celles du Château de Maniban. A travers les flacons signés Castarède ou Maniban, elle a été une ambassadrice de choix de l’armagnac de par le monde à travers ses marques, en les imposant dans plus de 50 pays. Dans cet esprit, elle a ouvert une boutique à Paris, point de vente mais aussi lieu de partage, les visiteurs étant les bienvenus pour s’initier sans contrainte à l’armagnac. Inscrite dans la haute tradition, la Maison Castarède honore ses fondamentaux avec des millésimes jusqu’à 1893 d’une part et des assemblages dans la déclinaison classique des âges d’autre part. Cependant, rien n’est figé dans sa production puisque sous la houlette de Florence Castarède une gamme désignée nommément Brut de Fût voit le jour, s’agissant de véritables tirages d’un seul fût, appelés autrement single casks. Elaborées sans compromis, c’est-à-dire sans réduction du degré acquis naturellement, comme la règle l’impose, ces éditions limitées sont de surcroît toutes issues de la rare folle blanche, et déclinées en trois degrés de maturation, 6, 8 et 18 ans. Donnant dans l’originalité, Florence Castarède va jusqu’à concevoir un armagnac dédié à des amateurs de cigare, une initiative pour le moins paradoxale quand on sait que le rituel du cigare rime en principe avec le masculin !
Crédits photo :
© Aline Colombe, artiste peintre (illustration principale)
© Agence Incomm
© Michel Carossio – Collection BNIArmagnac
© Julien Scussel – Collection BNIArmagnac.
© Philippe Campa
L’auteur de l’article
Diplômé en histoire de l’art, Mohamed Boudellal est journaliste et consultant en vins. Il a écrit pour la presse spécialisée, principalement pour la Revue du Vin de France et d’autres titres comme L’Amateur de Bordeaux, Gault & Millau et Terre de Vins. Co-auteur dans l’édition 2016 du « Grand Larousse du Vin ». |
Très bel article…
En accord avec notre passion pour l’armagnac et de l’éloge faite à sa technicité !