Les vins "retour des Indes"
Les producteurs mènent parfois des expériences originales sur les conditions de vieillissement de leurs vins : en altitude, enterré, sous l’eau et récemment sur l’eau. Il s’agissait cette fois des producteurs de vins de Bordeaux, et des appellations Bordeaux et Bordeaux Supérieur. Nous avons été conviés à une dégustation d’une série de vins rouges de ces appellations, dont l’échantillon A avait mûri dans le calme d’un chai, et l’échantillon B dans les cales de deux goélettes de la Marine Nationale qui, d’avril à août 2009, ont sillonné l’Atlantique, de Vigo à Belfast, en passant par les Canaries, les Bermudes, les Etats-Unis et le Canada. L’exercice consistait à goûter les deux échantillons en parallèle, et à l’aveugle, et à repérer d’éventuelles différences. Sur les 13 paires dégustées, 10 montraient des écarts, plus ou moins nets : les vins ayant voyagé montraient davantage de souplesse avec des tanins plus fondus et des saveurs un peu plus évoluées. Pour la majorité d’entre eux, l’exercice avait été salutaire en accélérant harmonieusement leur évolution, et seuls deux échantillons avaient, semble-t-il, mal vécu la traversée, paraissant un peu fanés par rapport à l’échantillon A.
A quoi attribuer ces différences ? Le roulis, le tangage, l’humidité, les changements de température ? Probablement un peu de tout, même s’il faudrait affiner le protocole scientifique pour y voir plus clair. En tout cas l’expérience confirme ce que les Anciens savaient déjà lorsqu’ils louaient les qualités des vins « retour des Indes ». Dans le Bordelais, cette mode avait sévi au XIX ème siècle, lancée – dit-on – par le plus « indophile » des propriétaires, Gaspard d’Estournel, propriétaire du Château Cos d’Estournel. Celui-ci serait revenu d’Inde avec une partie de sa cargaison invendue. Ces vins qui avaient donc parcouru près de 20 000 km par mer, dans une atmosphère particulièrement humide et chaude, se seraient révélés différents, plus complexes ou plus épanouis, en tout cas suffisamment bons pour susciter une mode dans le Médoc, y compris au sein des châteaux les plus côtés (Théophile Gauthier évoque un « grand-laffite retour des Indes »[1]). Mais ce que les bordelais semblaient découvrir, les marchands anglais l’avaient déjà expérimenté depuis 150 ans avec les vins de Madère qu’ils exportaient jusqu’aux Indes. Certains lots, de retour en Angleterre, se montraient meilleurs, ayant profité d’un vieillissement accéléré dans la chaleur et l’humidité des cales des navires. Ces madères, appelés « Vinho da Roda » (vin du roulis), s’arrachaient à des prix astronomiques. Dès la fin du XVIII ème siècle, les producteurs ont voulu reproduire à terre les conditions de ces soutes surchauffées en faisant vieillir leurs vins dans des chais où la température atteignait les 50°. Ce procédé (estufagem) est toujours en usage aujourd’hui à Madère.
A défaut d’être pratique (il n’est pas utile de faire tanguer votre caisse de Pétrus dans une baignoire en ébullition), cette expérience a le mérite d’attirer l’attention sur l’importance des conditions de stockage dont on rappelle à quel point elles peuvent modifier le caractère de vos vins.
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