Nos amis les bretts
A l’origine, il y a la constatation, et le ras-le-bol, de goûter de plus en plus souvent des vins déviants, en toutes occasions : salons, dégustations professionnelles, restaurants, et à la maison. Cela fait bien longtemps que je suis conscient de ce problème épineux qui semble toucher tout particulièrement les vins dits « non-interventionnistes ». Et puis il y a eu la goutte de trop, ou plutôt les gouttes, c’est-à-dire une série de déceptions au restaurant. La première, lors d’un repas de nouvel an. Comme son prix était plutôt alléchant, et que j’avais eu de belles émotions avec les vins de ce producteur, j’ai commandé une bouteille de Château de Beaucastel 1995 (Châteauneuf-du-Pape). Le nez m’a paru un peu fort sur le vieux cuir, tendance écurie, mais c’est en bouche que ce vin m’a vraiment déçu : palais asséché, texture proche de la gouache, aucune longueur et finale rêche. Plus une once de fruit, même sublimé. Après avoir demandé l’avis de mon voisin de table, un Master of Wine, qui acquiesça, j’ai demandé un autre vin à la place. Le patron de l’établissement étant à la fois un ami et un bon professionnel (Tim Johnston, du Juvenile’s, à Paris), il l’a changé sans sourciller pour un excellent Rioja.
Il y a deux semaines, je dîne avec un ami dans un autre très bon bistrot à vin (Les Colonnes, à Issy-les-Moulineaux) et nous commandons un Bourgueil de Pierre et Catherine Breton, cuvée les Perrières 2009. Je les sais dans la mouvance dite « naturelle » et j’ai bu, par le passé, des flacons parfois imbuvables, parfois formidables de ce producteur. Celui-ci faisant partie de la première catégorie, nous revenons à la carte et sélectionnons un vin de pays de l’Hérault, un vieux Carignan appelé Pièce de Roche, millésime 2009, du domaine La Baronne. Même problème, peut-être un peu moins prononcé, mais avec des touches très animales au nez et cette bouche gouachée. J’avais pourtant adoré un Corbières du même domaine, à une autre occasion dans le même restaurant.
Dans la foulée, je me rends à deux dégustations professionnelles à Paris : l’une de l’appellation Vinsobres, et l’autre d’une belle gamme de vins français distribués par une société appelé R2 Vins. Parmi les Vinsobres, 2 vins sur 15 me semblaient atteints par une présence sensible de bretts ; parmi les autres, au moins 5 domaines présentaient des vins plus ou moins atteints du même vice.
Les « bretts », cette plaie pour un nombre croissant de vins rouges
En cause, une souche particulière de levures, les brettanomyces bruxellensis (des belges !), ou bretts de leur petit nom. Elles font partie des souches qui se trouvent naturellement sur les raisins et qui contaminent, par la suite, n’importe quel matériel vinicole mal nettoyé : tuyaux, bennes, caissettes, robinets, cuves et, particulièrement, les vaisseaux en bois qui sont bien plus difficiles à nettoyer. J’ai consulté un spécialiste de la question, le Professeur Hervé Alexandre, de l’université de Dijon, et d’autres sources bien informées. Bien entendu ces bêtes ne viennent pas de faire leur apparition sur la face de la terre mais il semblerait que leur recrudescence soit attribuable à une combinaison de facteurs assez récents dans le domaine des vins rouges : un plus haut niveau de maturité des raisins qui entraîne une hausse du pH et la production de plus de phénols, matière favorable et nourrissante pour les « bretts » ; puis une réduction de certaines méthodes de traitement des vins. On peut nommer, en « usual suspects« , collage, filtration et sulfitage. Certaines techniques de vinification, comme un contact prolongé avec les lies, semblent aussi favoriser leur développement. Bien sûr, tout cela n’entraîne pas fatalement la présence de bretts dans la cave, mais cela leur crée un terrain favorable qui devient un paradis pour ces horreurs si jamais l’hygiène est déficiente, ce qui ne manque pas d’arriver chez certains. Humidité et chaleur sont également des facteurs qui encouragent leur développement. Comme le dit Hervé Alexandre, la nature déteste le vide, et le fait de ne plus occuper le terrain avec des moyens de prévention laisse le champ libre à ces individus peu désirables.
Qui sont nos ennemis et comment les combattre ?
Comme avec toute affaire de microbiologie, les choses sont un peu plus complexes qu’elles ne paraissent. Si j’ai bien compris, les arômes et saveurs que je décris brièvement au début de cet article peuvent être le résultat de la création de substances complexes par l’action de certaines souches de levure, dont les brettanomyces. Au menu, et dans le détail, on peut trouver des arômes évoquant l’écurie (4-ethyl-phenol), la sueur (4-ethyl-catechol), d’autres plus plaisants comme le clou de girofle ou le bacon fumé (4-ethyl-gaïacol). On pourrait aussi évoquer le chien mouillé, le goudron, etc.
On entend parfois que les arômes de cuir, voire d’écurie, représentent un effet « terroir » ou qu’ils signent l’évolution normale d’un vin dans le temps. On sait maintenant qu’il n’en est rien, même si on peut trouver ce type d’arôme agréable à faible dose. A forte dose par contre, elles me répugnent, et je ne suis pas le seul. J’ai tenté des expériences sur des groupes d’élèves en cours de dégustation avec des vins choisis spécialement. Le rejet était massif. Le vin est fait avec du raisin et le raisin est un fruit. Le vin doit donc, avant tout, rappeler le fruit, du moins dans sa jeunesse, même si les grands vins subliment cela, mais sans le trahir.
Les moyens de lutte sont connus et commencent par une bonne hygiène dans l’ensemble de la chaîne de vinification et d’élevage des vins. Un dosage modéré en soufre (de l’ordre de 0,4 mg/litre) et une filtration légère peuvent aussi être conseillés. Réveillez-vous, vignerons amateurs de substances belges ! Et surtout goûtez plus souvent d’autres vins que les vôtres, car il est tout de même paradoxale que certains tenants du paradigme si copieusement servi de « la différence entre les vins vient du terroir » finissent par oblitérer toute différence entre des vins produits parfois à des centaines de kilomètres de distance par la force d’un défaut majeur qui rend les vins très déplaisants, ce qui est un comble !
0,4 mg/L ne feront rien, je pense que tu voulais dire 40mg. Sur un vin de Châteauneuf , avec un pH 4 et 14,5deg, même 40mg ne servent à rien.
De plus les bretts peuvent être présentes en cuve mais déployer leur arômes et détruire une bouche après la mise en bouteille. Ne sois pas si dur avec les vignerons c’est un problème complexe et complexant, dont ils sont souvent bien conscients.