Primeurs 2009 : Bordeaux en folie

Primeurs 2009 : Bordeaux en folie

Le principal problème posé par le marché des primeurs à Bordeaux (ventes effectuées avant la livraison des vins) est qu’il ne concerne qu’une petite partie de la production de cette vaste région, sans aider véritablement la majorité à commercialiser le millésime en question.

Le battage médiatique autour du millésime 2009, qui semble être de très belle qualité aux dires de tous et si j’en crois les quelques échantillons que j’ai pu déguster, va sans doute donner de l’élan aux bilans d’une vingtaine de propriétés, mais pour les autres la crise n’est certainement pas finie.

Pour le consommateur, la question se pose autrement : quelle attitude faut-il adopter face à des écarts de prix de plus en plus impressionnants entre les vins les plus médiatiques et les autres ? Et, devant une probable escalade des prix, est-il encore intéressant d’acheter des vins de Bordeaux en primeur ? Nous ne tarderons pas à connaître les prix des crus classés et autres vins dits spéculatifs, sortis des “garages” de luxe ou de chais dernier cri, parce que le grand prêtre du vin qui vit dans le Maryland a publié ses avis qui sont, comme ceux de l’ensemble des autres critiques, très positifs.

A titre personnel, j’ai décidé, en 2006, de ne plus me prononcer sur des vins individuels avant leur mise en bouteille. Pourquoi ? Parce que j’estime qu’il y a une certaine malhonnêteté intellectuelle dans cette procédure, étant donné qu’il est impossible de certifier que le vin que vous dégustez sera identique à celui qui sera mis en bouteille. Dans ces conditions, recommander tel Château plutôt que tel autre apparaît plus qu’hasardeux. Les échantillons présentés à la presse et aux marchands au printemps suivant la récolte en question ne peuvent pas refléter le travail d’élevage pratiqué sur ces vins, puisque leur mise en bouteille ne s’effectuera que 12 ou 18 mois plus tard. Et il est évident que ces échantillons présentés sont tirés des fûts qui se dégustent le mieux à cette période précoce de la vie d’un vin de garde. Et c’est bien naturel, chacun voulant être bien noté. Le problème vient de la date précoce de ses dégustations “primeurs”. Lorsque je voyais certains collègues plonger plusieurs fois leur nez dans leur verre pour écrire trois lignes sur les arômes de chaque vin, je trouvais que l’on atteignait un degré d’absurdité difficilement supportable, sachant qu’un vin en cours d’élevage n’est pas aromatiquement stable.

Nul doute que les premiers crus classés et pas mal d’autres ont fait de très grands vins en 2009. C’est bien la moindre des choses vus les prix qu’ils atteindront (on s’attend à des prix “de sortie”, c’est à dire avant marges intermédiaires, situés au-dessus de 300 euros la bouteille pour les premiers) ! Le millésime est grand, surtout sur la rive gauche et à Sauternes. Mais est-ce qu’il est possible de justifier un rapport 10 (voire plus) entre un premier cru classé et un autre vin, au demeurant excellent mais au prestige moindre ? Je ne le pense pas. Les premiers crus se trouvent actuellement dans un autre univers, qui n’est plus celui du vin, et encore moins celui d’un rapport qualité/prix quantifiable. Il existe assez de gens très riches sur cette planète (je n’ai pas dit assez bête !) pour surpayer des objets qu’ils estiment désirables et qui leur renvoient l’image de leur propre prestige. La nature humaine est ainsi faite. Et les châteaux ne sont pas des oeuvres de bienfaisance, alors pourquoi ne pas prendre l’argent là où il se trouve ? Ainsi, le marché chinois est visé aujourd’hui, et les Américains du Nord ou les Européens devront, pour la plupart, se tourner vers des vins en apparence plus modestes, mais qui pourront leur donner autant de plaisir.

J’ai assisté récemment à une petite dégustation à l’aveugle qui était assez révélatrice dans ce contexte. Elle portait sur 6 vins rouges de Bordeaux, tous issus du millésime 2007. Aucune information sur l’identité des vins n’était fournie. Mes trois vins préférés se sont révélés être tous des premiers crus : Mouton Rothschild, Cheval Blanc et Haut Brion. Mais les écarts de notation avec les trois autres vins étaient faibles, et toujours inférieurs à 3 points sur une échelle de 20. Plusieurs de mes collègues ont même préféré d’autres vins à ces trois vedettes ! Et quels étaient ces autres vins ? Un Lalande de Pomerol (Jean de Gué), un Bordeaux Supérieur (Château Reignac) et un Graves. De bons vins, très bien faits, mais qui valent au moins 10 ou 20 fois moins que leurs illustres collègues. Quel enseignement peut-on tirer de cette anecdote ? D’abord que la dégustation à l’aveugle est une leçon d’humilité pour tout le monde. Ensuite que les progrès réalisés par de très nombreux propriétaires dans toutes les appellations bordelaises sont spectaculaires. Enfin que les premiers crus ne valent pas leur prix de vente, même si on peut probablement affirmer que l’écart entre eux et des vins de niveau plus modeste va se creuser au fil des années, grâce à leur capacité de garde prouvée.

On arrive donc à l’ultime question que tout amateur de vins doit se poser en ce moment. Faut-il acheter des vins de Bordeaux “en primeur” ? La réponse à cette question va dépendre du profil et des objectifs de l’acheteur potentiel. Si vous avez suffisamment de fonds et que vous envisagez l’achat de vins comme un investissement, alors oui, il faut acheter des 2009, et le plus tôt possible. Et il faut acheter les vins les plus connus, qui sont aussi les plus spéculatifs. Un récent papier dans le très sérieux American Journal of Wine Economics démontre la bonne tenue des investissements en vin, surtout pendant une période d’incertitude boursière. Si vous n’avez pas beaucoup de liquidités, la réponse est probablement non, car vous ne pourrez pas vous payer des premiers crus ou leur équivalents (les “blue chip” wines), et la plus-value sur les autres est plus incertaine. En revanche, cela peut valoir le coup d’acheter des vins réussis issus de petits domaines dont les volumes vont se raréfier sur le marché avec le temps. Privilégiez dans ce cas les châteaux situés sur la rive gauche (Graves, Pessac-Léognan, et l’ensemble du Médoc), qui ont certainement mieux réussi globalement que ceux de la rive droite. Et probablement des Sauternes, dont la réussite semble quasi-totale.

Mais, à la fin, l’émulation créée dans toute une région, en l’occurrence Bordeaux, par la sur-médiatisation de la qualité de certains vins (et par l’inflation absurde de leurs prix) devrait bénéficier à un plus grand nombre de châteaux. La difficulté est qu’aucun marché n’est infiniment extensible, et que la plupart des acheteurs de vin regardent très attentivement les prix par rapport à leurs habitudes. Il devient donc difficile pour un château modeste, issu d’une appellation régionale (Bordeaux, par exemple), de valoriser complètement le travail effectué dans la vigne et dans le chai. Les crus classés, en particulier les premiers, ont longtemps joué un rôle de locomotive à Bordeaux, mais la locomotive ne semble pas s’apercevoir que les wagons ont décroché !

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